Le mérite, quel mérite ?

revaloriser comptences manuelles

La société actuelle, complexe et technologique, est dirigée par une élite issue du diplôme. L’Etat, les grandes fortunes mais aussi les start-up sont ses royaumes. L’aristocratie par l’héritage est en recul : seuls 28 % des milliardaires mondiaux du classement Forbes ont hérité aujourd’hui, contre encore 50 % il y a vingt ans. L’élite actuelle fonde sa légitimité sur ses succès scolaires et ses parchemins.

Plus personne n’a d’excuse à son manque de « mérite ». La source de la haine contre cette élite est double. D’abord cette méritocratie, comme toute aristocratie dans l’histoire, s’arrange pour accumuler les privilèges.

Comme le décrit la sociologue Monique Dagnaud (« Emmanuel Macron et l’élitisme républicain », telos-eu.com, 20 avril 2022), la société accorde toute la place aux diplômés : les postes, les hauts salaires mais aussi l’estime sociale. Tous les rangs intermédiaires et les métiers manuels sont dévalorisés. En conséquence, les non-diplômés ont le sentiment – vrai ou faux – d’être regardés « d’en haut » comme des mauvais élèves, en clair comme des ratés.

En outre, l’individualisme a cassé, en première analyse, les repères d’antan. Les fils d’ouvriers devenaient ouvriers et ne pas prolonger ses études était « naturel ». Cela n’atteignait pas la dignité des personnes. Aujourd’hui, si. Avoir une mauvaise note renvoie à son mauvais travail personnel ou à son intelligence, personne n’a plus d’excuse à son manque de « mérite ».

La deuxième source de haine vient de ce que la méritocratie s’est mobilisée avec succès pour sa reproduction. L’école ne brasse plus les inégalités, elle les reproduit. « Le statut de parent s’est mué en un métier, une situation dans laquelle la disponibilité et la capacité à plonger sa progéniture dans un humus culturel favorable à son insertion scolaire comptent encore plus que les moyens économiques de la famille. De cette équation particulière découle le succès des enfants d’enseignants », note Monique Dagnaud. De vecteur d’émancipation sociale, la méritocratie s’est retournée en facteur de ressentiment anti-élitiste.

Le mérite scolaire ne peut pas être le seul fondement de la justice sociale. Rétablir l’unité de la République passera par une transformation complète de l’école pour revaloriser d’autres compétences, notamment manuelles et professionnelles.

Le creusement des inégalités d’intelligence scolaire sera la grande question sociale du XXIe siècle.

Source : Eric Le Boucher,  Les Echos, Mai 2022